Didier Semin / Le cheval et le maquis

Un jury (dont il sera poli de taire la composition) a demandé il y a peu, dans une école des Beaux-Arts qu’on ne nommera pas (mais qui n’est pas celle de Paris), à une jeune peintre figurative si elle se rendait à son atelier à cheval : autrement dit, si elle jugeait bien raisonnable de continuer à s’encombrer de panneaux de bois et de toiles, d’enduits, de pigments, d’huile et de pinceaux, pour faire des images qu’un téléphone portable produit aujourd’hui en une demi-seconde. Qu’on emploie le pinceau et le couteau pour produire des gestes vigoureux dans une haute pâte, torturer des corps dans la matière de la peinture, passe encore, dans le jugement contemporain … Mais que l’on élabore avec lenteur des paysages, des intérieurs, des nus couchés, dans une facture sobre (maigre, comme disent les peintres) semble encore relever de l’anachronisme, aux yeux des Trissotins 2.0, si tant est qu’on puisse leur attribuer des yeux : Nathanaëlle Herbelin est, forcément, suspecte d’attacher dans la cour de l’atelier collectif où elle travaille, au cœur du XIe arrondissement de Paris, un cheval. Il est curieux pourtant que l’on s’interroge toujours (en particulier dans notre pays, si terrorisé d’avoir un train de retard qu’il est prêt à choisir n’importe quelle destination pourvu que le transport soit à l’heure) sur la pertinence aujourd’hui d’une peinture réaliste. Il n’est pas dans la vocation de l’image mécanique de remplacer l’image peinte (le rapport Arago sur la photographie date de 1839 : si la photographie avait dû impliquer la mort de la peinture figurative, nous le saurions déjà — la substitution, beaucoup plus récente, de l’image numérique à l’image argentique, ne change rien sur le fond, et ne fait qu’accélérer la diffusion de masse d’une iconographie de peu d’attrait), pas plus qu’il n’appartient aux flacons de vitamine A et aux produits hyperprotéinés de remplacer les fricassées de girolles ou les pâtes aux truffes (les jurys d’école qui soupçonnent les jeunes artistes figuratives d’élever un cheval devraient être contraints de se nourrir des premiers éléments pour le restant de leurs jours). La peinture de Nathanaëlle Herbelin tient au passé par ce qu’il a de meilleur : l’art de nous donner des équivalents du monde qui ne sont pas que des images, mais des images qui empruntent au monde un peu de sa matière pour nous en livrer aussi le goût, et nous permettre l’abandon à cette sorte de rêverie sensible et sensuelle à quoi seule la drogue dure que sont les dessins et les tableaux peut nous entraîner. Si la belle expression inventée par Franz Roh en 1925, « réalisme magique », n’avait été galvaudée dans un trop grand nombre de productions kitsch, on pourrait dire que son œuvre s’y rattache :  le petit cimetière du désert, si doux et si poignant, qu’elle a représenté à plusieurs reprises semble être fait de la belle et âpre poussière de son pays, Israël, et de l’odeur des cyprès réels qui y poussent — la parenté qu’on lui sent avec L’ïle aux morts de Böcklin n’est pas fortuite ,  il ne faut pas chercher très loin pour reconnaître dans ce (ou plutôt ces) dernier(s) tableau(x) l’île méditerranéenne d’Ischia …. Les murs aux enduits défraîchis des intérieurs de Nathanaëlle Herbelin sont de sublimes abstractions qui attendaient d’être transposées en pigments sur une toile. Et l’artiste n’est pas née au XVIIIe siècle : dans un petit tableau récent, une jeune femme en costume contemporain, allongée sur un divan sans âge, est éclairée comme de l’intérieur par une lumière qui, si elle n’était si blanche, évoquerait celle d’une chandelle cachée  — c’est , naturellement, l’éclat du téléphone portable allumé posé non loin, téléphone où, moderne liseuse, la jeune femme allongée vient de lire l’annonce d’une rupture, ou d’un retour, on ne sait. Les partisans de l’équation « cheval = peinture à l’huile » qui tiendraient tout cela pour aventures mineures et souterraines devraient méditer la prophétie de Marcel Duchamp, qu’ils comprennent la pluaprt du temps si mal : « the artist of tomorrow will go underground », « l’artiste du futur prendra le maquis ». Notre présent est le futur que décrivait Duchamp. Avec la délicate obstination qui est la sienne à travailler dans le sens que lui dicte impérativement son instinct de peintre, et pas la liste des tendances, Nathanaëlle Herbelin est plus duchampienne que tous ceux qui revendiquent l’héritage de Duchamp, qui ne voulait pourtant — soit dit en passant — n’en laisser aucun. Elle mérite mieux que la lumière des projecteurs (même si elle n’y échappera sans doute pas toujours) : la lumière dans les yeux des amateurs de peinture, qui immanquablement s’allume au voisinage de ses tableaux.

Didier Semin