Entretien avec Philippe Ancelin 

Philippe Ancelin : Peux-tu me dire quelques mots pour commencer sur ta vie de jeune artiste, qui a choisi la peinture comme moyen d’expression. Pourquoi ce médium ?

Nathaneelle Herbelin : J’aime la peinture pour tant de raisons différentes… Mais c’est surtout parce qu’elle continue à m’émouvoir, à me surprendre. J’ai l’impression d’avoir encore énormément de chemin à parcourir en tant que peintre, car c’est un medium si vaste et si profond. 

La peinture demande énormément de temps, dans une journée et dans une vie. En ce moment je crois que plus je donne du temps à une toile, plus ce temps l’enrichit en termes de matière, de couches, de détails, de réflexion, de repentirs… Ce que j’aime avec la peinture, c’est que l’on sent l’endurance, le temps devient alors moins abstrait que d’habitude. Une des règles du jeu de ce médium, est l’idée que chaque mouvement s’enregistre. Même si un geste est recouvert, il influencera les couches qui le couvriront par sa texture et sa couleur. D’ailleurs, il peut même réapparaître le lendemain ou revenir à la surface dans les années a venir. Ce n’est pas pour rien que pour nous autres peintres un repentir est désigné par le terme de « fantôme ». J’ai choisi la peinture car dans des cas très réussis, elle peut faire coexister plusieurs scénarios à la fois, et même des contradictions, surtout quand elle peut se lire de différentes manières ; d’autant plus si elle contient entre ses lignes des repentirs cachés. 

PA : La peinture et la figuration sont-elles l’avenir de l’art ?

NH : Pour l’avenir de l’art je n’en sais rien mais comme toutes les choses qui ont accompagné l’homme si longtemps, je ne doute pas beaucoup de l’évolution de sa nécessité. Je pense à la peinture comme à l’enregistrement de la subjectivité ; une fenêtre ouverte vers l’histoire, que nous possédons.

PA : Tes œuvres révèlent une grande maturité tant par leur sens de la construction, leur harmonie et leur chromatisme, quelle est ta formation, quels sont les artistes qui t’ont inspirée ?

NH : Enfant, c’était important pour moi d’apprendre à peindre d’une façon « très réaliste ». J’ai beaucoup dessiné et je me rappelle de ce sentiment gratifiant d’évolution technique constant qui m’a accompagnée. Plus tard, j’ai pris pas mal de cours particuliers chez des peintres Israéliens, surtout d’origine soviétique, et j’ai peint de plus en plus régulièrement. J’ai commencé à peindre a l’huile, vers 17 ans… C’était bien douloureux. J’ai un souvenir, assise sur mon lit, en pleurant, devant un verre vide de confiture de « Bonne Maman » comme modèle…tellement cela me désespérait de ne pas avoir le sentiment d’y arriver. C’est pourtant devenu une des peintures les plus « réalistes-du-type-léché » que j’ai faites. Depuis, j’ai perdu l’intérêt de peindre comme ça. J’ai offert ce tableau à ma grand-mère… elle l’adore, évidement, et c’est fini maintenant. Petit à Petit, l’huile est maintenant devenue pour moi plus « confortable ». Je me suis libérée et j’ai commencé à vouloir faire « très juste » au lieu de « très réaliste » . Mon rêve était de venir aux Beaux-Arts de Paris. Étudiante, j’ai beaucoup regardé Monet et Velázquez. J’ai cherché l’efficacité, à l’époque, puis cela a évolué. J’ai commencé à regarder de plus en plus les primitifs et la période pré-photographique de l’histoire de l’art. J’ai refait de la place à la peinture d’après modèle vivant, cette fois-ci pour des raisons qui vont au-delà des simples exercices techniques pour grands-mères.

PA : D’où vient cette rigueur et ce goût de la couleur ?

NH : Pour la couleur, je réagis beaucoup en rapport avec mon environnement. Par exemple, quand je peins à Paris j’utilise beaucoup gris de Payne ou d’autres couleurs élégantes comme des turquoises sombres et profondes, ou bien des bleus violets ou de l’indigo. Quand je peins en Israël c’est tout l’inverse ; sa lumière rasante et chaude me fait sortir tous mes ocres, mes roses pâles et jaunes de Naples. Autrement, cette palette que j’ai est peut-être juste une sorte de maniérisme humble qui ne me laisse pas utiliser ou ne permet pas de laisser apparaître du jaune vif ou du rose éclatant.  

Je pense beaucoup à la simplification et l’épure. Lors de mon service obligatoire en Israël j’ai vécu comme guide de randonnées dans le Néguev pendant deux ans. J’ai vraiment intériorisé ce désert et je me rappelle encore aujourd’hui physiquement de la manière de parcourir durant parfois plus de quatre jours certains chemins. 
Il y a une force dans la solitude et l’intimité qu’imposent ces espaces vagues. Le désert oblige son visiteur à se concentrer sur des choses très simples et premières : l’ombre, l’eau, la marche, le sable dans les yeux. Cette purification me fascine et me calme. J’espère transmettre ces expériences dans mes peintures.
  

PA : Il y a dans tes tableaux comme chez les Primitifs Italiens un équilibre et un sentiment d’attente, comme une sorte d’épiphanie. Est-ce volontaire ?

NH : Oui, je regarde de plus en plus les primitifs italiens et les peintres du début de la Renaissance également. Par exemple, en ce moment je pense beaucoup aux petites prédelles narratives comme formats d’expressions. Récemment j’ai vu un Fra Angelico inoubliable au musée de Cherbourg, La conversion de Saint Augustin. Dans ce tableaula disproportion des échelles et les postures des personnages me touchent et m’inspirent beaucoup. Si l’on met de côté, un instant, le mythe de Saint Augustin, l’histoire de l’œuvre pourrait, je pense devenir complètement universelle et intemporelle. 

Si les prédelles ont été utilisées afin de raconter des mythes connus et reconnaissables à un grand public, j’aimerais que l’on regarde ou lise mes peintures un peu comme des petites prédelles de narration libre. Des récits qui sont à la fois inconnus mais étrangement familiers.

On me parle souvent du sentiment d’attente. Je pense que c’est probablement juste une interprétation possible parmi d’autres. D’ailleurs, je peins plus souvent du vécu, du type « après coup » ; « Afterpartie », plus souvent que des paysages d’attente passive.  

PA : De l’inspiration initiale à la réalisation finale comment se déroule ton processus créatif ? 

NH : Pour mes peintures, j’extrais toujours quelque chose du réel, que ce soit un objet que je trouve, une scène qui m’a marquée, un paysage, un passage dans un livre, un sentiment envers quelqu’un. Je photographie ou dessine ces trouvailles journalières. Si c’est trop abstrait, j’installe et je mets en scène des objets ou des figures dans l’espace pour les peindre.

Je laisse beaucoup de place aux accidents du quotidien pour venir perturber l’espace entre l’inspiration initiale et la réalisation finale. Je préfère souvent cela plutôt qu’insister sur une idée précise. Ce sont des décalages qui m’intéressent, entre la réalité factuelle et la mémoire, entre l’intention rationnelle et la réalisation de la peinture. Parfois pour tester différents scénarios je fais deux ou trois versions. 

PA : Photo, esquisse…. Des petits formats semblent des esquisses pour de grandes compositions. Est-ce toujours le cas ?

NH : Oui, c’est vrai que je fais souvent une petite esquisse sur bois ou papier quand je peins d’après photo pour éviter un certain effet photographique. Autrement, il y a beaucoup de petits formats qui ont simplement besoin d’être petits. 

PA : Des thèmes semblent récurrents, procèdes-tu par série ?

NH : Il y a clairement des constellations récurrentes comme les intérieurs ou comme les peintures qui ressemblent à des abstractions géométriques comme par exemple le « Portant », 2017 ou le « Distributeur », gris, 2019). Ce sont des pistes sur lesquelles que je travaille simultanément sur la durée tant qu’elles continuent à m’intéresser et à me mettre au défi. Cependant, Il y a aussi des vraies séries. Elles arrivent plutôt sur des périodes courtes et en dehors de l’atelier, comme la série « Fernando qui ne m’a jamais rappelée » (2013) ou celle qui s’appelle « Tentatives de positionnement » (2018). Cette dernière est une série sur le désert israélien. J’ai essayé de refléter l’évolution contemporaine de ce paysage et les différentes façons de peupler ce désert – les villages Bédouins ; les déplacements et extensions des zones fermées ; l’évolution de villes comme Arad ou Yeruham ; les déchets abandonnés dans l’Arava puis d’autres chemins et les routes qui se multiplient. J’ai aussi tiré un grand enseignement des discussions que j’ai eues sur place : les conversations contiennent de longs moments de silence et animer le vide n’est pas nécessaire – c’est comme cela que j’ai peint cette série, en essayant de respecter les moments de silence du paysage.  

Personnellement, je trouve qu’il faut remettre en question l’idée de la série ; un peu comme l’idée de la « ligne reconnaissable » ou de la « niche » d’ailleurs. A mon sens, la série, comme on la perçoit depuis l’époque moderne, reste à la mode pour des raisons surtout commerciales. On attend encore des artistes qu’ils continuent à travailler comme cela, pour concevoir des expositions cohérentes et rendre des collectionneurs heureux, c’est une bonne raison pour ne plus du tout coopérer, hors le cas d’un réel désir de l’artiste.

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PA : Ce qui fascine dans tes tableaux est le rapport entre quotidien, universel et transcendance, tu arraches à tes sujets leurs oripeaux quotidiens pour en faire des évidences picturales. Quel est le secret ?

NH : Je considère mes peintures comme des notes personnelles, car je crois que plus elles seront personnelles, plus elles deviendront miroir. J’essaie de soulever des questions qui me préoccupent et de créer des sortes de ponts ; par exemple entre le personnel et l’universel, l’intime et le politique. Pour trouver ce qu’il m’est « personnel », je pars toujours de quelque chose qui m’a touchée : cela peut être la condition des bédouins, ou juste un chien noir sur un lit ; mais tant que ça m’émeut, pour n’importe quelle raison, il y a une meilleure chance d’en faire une peinture intéressante. Quand je regarde un film d’Almodovar, j’admire la façon dont il crée de l’intimité entre les personnages puis, à force, entre les spectateurs et les personnages. De même en peinture  les sentiments, l’intimité sont identifiables, ainsi parfois dans une nature morte d’une seule asperge.

PA : Quand je vois ton travail il me semble que tout sujet peut être pour toi matière à peinture. Est-ce le cas ? Si oui pourquoi ? Si non qu’est-ce qui guide ton choix ?

NH : Peut être, presque… Si un jour je deviendrai complètement cynique ça ne va plus marcher. Encore une fois, c’est vrai dans le sens ou une simple brique peut être l’objet d’une bonne peinture tant que j’ai suffisamment éprouvé de sensibilité envers elle. 

Je pense qu’on vit aussi une époque assez géniale pour la peinture, dans le sens ou quasiment plus rien n’est « interdit »; ni concepts, ni façon de faire. On peut peindre un chat sur la fenêtre ou n’importe quel autre sujet complètement « ringard », sans crainte. Si on regarde Nicole Eisenman, Ellen Altfest, ou Hokney, on ne va jamais dire aujourd’hui- ‘ «Oh non, pas des fleurs encore…. ! J’en ignore la raison, mais, autant en profiter. 

PA : Quel est le point de départ d’une œuvre, indépendamment de ton envie. Est-il intime, historique, politique, spirituel ?

NH : Ma manière de peindre peut- être comparée à celle d’une documentariste. Je développe le contenu, comme la couleur, par rapport à ce que je trouve autour de moi. Je photographie et je collectionne constamment des objets ou des sujets trouvés dans les lieux dans lesquelles je vis.  
Après, il faut dire, les points de départ sont variés, mais, il y a des sujets que je conserve longtemps, rituellement même : j’ai peint tous les appartements dans lesquels j’ai habité depuis 2011, puis tous mes amoureux depuis, aussi. J’ai peint ma sœur peut-être onze fois, sept abris israéliens, deux temples religieux trouvés dans des lieux d’habitation…

Une vision de composition imaginée peut aussi déclencher une peinture ; mes compositions sont souvent fondées sur des sortes de visions quasi abstraites qui persistent ; les cadres dans les cadres, les objets étrangement posés sur les sols…. Par exemple, avant de peindre « Cent ans de Solitude » (2016) j’ai voulu faire une toile avec plein de taches jaunes, et j’ai attendu deux ans avant de trouver comment le faire, et dans quel contexte.  

PA : Dans tes intérieurs comme dans tes paysages, une constante, l’absence semble toujours habitée. Les choses, les bâtiments conservent l’empreinte des hommes, tandis que tes figures sont quelque part absentes, comme tournées vers elles-mêmes. Comment expliquer cet effet ?

NH : Mmm… Je ne peux pas exactement répondre car je ne trouve pas que « Elene » de 2017 soit absente ou tournée vers elle-même ; ni l’homme dans « La douche » de 2019, d’ailleurs, malgré sa posture et le fait qu’on ne voit pas son visage… Mais il est vrai que souvent quand je peins mes modèles d’après photo je risque de les traiter un peu comme je pourrai traiter un bel objet. A vrai dire, le fait qu’un objet ou un modelé soit habité, ça arrive ou ça n’arrive pas en peignant… Je ne peux pas savoir à l’avance ni le provoquer sur commande.  

PA : Peux-tu dire quelques mots sur la façon dont tu prépares ton exposition à Bourg-la-Reine et sur tes différents projets en cours comme ton exposition à New-York ?

NH : L’exposition à Bourg-la-Reine va s’appeler « Mise en scène » et elle sera conçue avec  des toiles anciennes et nouvelles, en rapport avec la scénographie et la mise en scène.  J’ai beaucoup regardé le monde de la scène, l’architecture des décors. Certaines scénographies que j’ai pu voir au théâtre sont devenues même des sujets de tableaux. Les décors me rappellent la construction d’une peinture. Pour représenter les choses, par exemple une chambre, le scénographe ne déménage pas une chambre sur la scène, mais choisit dans la réalité des éléments signifiants pour symboliser cet espace. Chaque objet choisi aura ainsi un impact sur le scénario… ou la peinture !
En même temps j’ai une exposition à New York qui s’appellera “Rituals For Long Distances” et elle parlera surtout d’amour et de longues distances. Elle sera présentée dans deux espaces simultanément à New York – une à la galerie Emmanuel Barbault et l’autre à l’espace Morris Adjmi. 

                                                                                                     Août 2019