Les raisons et expressions d’un acte d’hospitalité en peinture

Entretien entre Nathanaelle Herbelin (N.H.) et la commissaire d’exposition Guslagie Malanda (G.M.) réalisé dans l’atelier de l’artiste à Paris en février 2022.

G.M. Je souhaitais aborder avec toi la notion d’hospitalité et la manière dont elle se déploie dans ton travail. C’est un thème vaste qui évoque beaucoup de choses, notamment dans les champs politique, social ou encore philosophique mais qui est peu abordé dans le domaine artistique – en particulier celui de la peinture. Souvent, lorsque l’hospitalité est directement représentée en peinture – dans des scènes de partage, conviviales ou festives -, c’est en tant que sujet. Aucune de tes œuvres ne relève explicitement de ces thématiques et pourtant ce sont des espaces où l’hospitalité en tant qu’acte peut avoir lieu. Elles interrogent en nous, comme l’écrit la philosophe Anne Dufourmantelle, « ces frontières toujours mobiles où l’étranger apparaît et nous convoque à répondre’.»

N.H. Cela m’évoque deux moments précis où j’ai essayé de peindre un groupe de personnes. La première fois, c’était une scène de réunion festive, mais les personnes autour de la table avaient tellement l’air d’être seules au monde, alors même qu’elles étaient physiquement ensemble, que ça m’avait perturbée. l’ai abandonné, pour une période, l’idée de cette peinture car j’avais l’impression de ne pas réussir à surmonter leur solitude ni à exprimer leur joie de partager le même espace. Un deuxième moment qui me vient en tête, c’est lorsque j’ai peint mes quatre voisins érythréens pendant le confinement. Les Érythréens habitant dans le sud de Tel Aviv sont, pour la plupart, des demandeurs d’asile qui vivent quotidiennement et intensément la tension entre leur besoin d’hospitalité et l’hostilité du pays dans lequel ils vivent. J’ai tenté de créer une scène de groupe qui évoquerait, avant tout, leur unité en tant que communauté car c’est ce qui crée le sentiment d’hospitalité, et non le fait que je choisisse de les représenter ensemble sur le tableau. L’hospitalité se manifeste aussi dans les couches car même si les sujets de mes peintures peuvent être durs, littéralement à l’opposé dac-cueillants, je ne les traite jamais avec cynisme et provocation. L’accueil se fait ressentir malgré tout grâce à l’intention de douceur au moment de la création.

  1. Anne Dufourmantelle, « L’Hospitalité, une valeur universelle? », Insistance, vol. 8, n°2, 2012, p. 57-62. Anne Dufourmantelle définit l’hospitalité comme « un espace où cet acte d’invitation peut avoir lieu. Cet espace, je crois, est le lieu même de la pensée. Penser, de même qu’écouter, c’est accueillir l’autre en soi.»

G.M. D’où provient cette volonté de douceur et comment se manifeste-t-elle dans ta peinture?

N.H. Je crois que la douceur offre une place au questionnement, elle permet d’aborder des sujets qui peuvent être partagés comme des secrets entre la personne qui regarde et moi. Je veux laisser assez de place au regard de l’autre et c’est pour ça que je ne peins jamais de manière très réaliste.Il y a d’ailleurs de plus en plus de choses presque abstraites dans mes toiles qui permettent plusieurs lectures. Ce n’est pas toujours évident pour moi, mais je fais cet effort de laisser encore plus de place à ces éléments invraisemblables ou, plutôt, moins facilement identifiables.

G.M. Selon toi, s’autoriser à aller vers une forme d’abstraction en arrière-plan, est-ce pour mieux accueillir ce qui est au premier plan? Ou peut-être que, finalement, le contexte dans lequel tes figures s’incarnent n’est plus si important, contrairement à ce que l’on perçoit dans tes premiers tableaux où l’environnement avait une place primordiale. Ne pourrait-on pas penser que ce n’est pas que l’arrière-plan ne compte plus mais qu’il est abstrait, comme si tu souhaitais te débarrasser d’une interprétation contextuelle de ta peinture?

N.H. C’est une bonne question parce que je donne tellement de place aux figures en ce moment que le contexte est beaucoup moins important pour moi, d’autant plus que je ne donne que très rarement d’informations – sur l’année, le lieu ou la marque de vêtements que portent mes personnages. Il n’y a pas d’indications de temps ou d’espace. Le background devient flou. Je ne veux plus qu’on puisse identifier si l’on est à Paris ou à Tel Aviv. Je veux rendre l’interprétation plus ouverte pour être avant tout dans l’émotion parce que lorsque je peins ces figures, c’est pour peindre leurs sentiments, ce qu’elles ont traversé – ce qui se manifeste dans leurs regards, leur état d’esprit ou dans leurs corps. C’est à cet endroit que je place l’universel dans ma peinture. Simultanément, le fait de ne pas pouvoir identifier d’éléments contemporains dans mes peintures ne signifie pas qu’elles sont incapables de faire émerger des questions actuelles, spécifiquement pertinentes à notre époque. La peinture, contrairement au langage qui est tout particulièrement conditionné par le contexte, est pleine de détails que l’on invente, qu’on enlève ou que l’on ajoute. Je pense que c’est pour cela qu’on ne peut pas dire que mes toiles sont tout à fait figuratives, ni tout à fait documentaires – ou définies par je ne sais quelle autre frontière, superflue à mon sens.

G.M. Quel est alors ton rapport avec l’abstraction? Pouvons-nous imaginer un jour qu’elle surgisse au premier plan et envahisse tes figures?

N.H. Je pense beaucoup à l’abstraction mais je ne me laisse pas dominer par elle – j’ai besoin d’une accroche figura-tive, Pourtant, l’art abstrait a beaucoup influencé mon travail, mes compositions commencent parfois par des principes plutt formalistes inspirés de labstraction – des assemblages géométriques, symétriques, ou encore le all over. Je pense, de toute façon, qu’un peintre figuratif aujourd’hui ne peut pas ignorer l’abstraction. Personne ne peint plus comme Rubens aujourd hui parce que tout le monde a en tête les innovations picturales qui ont suivi, comme celles de Niele Toroni ou Mark Rothko. On ne peut plus peindre sans ces références – on les a digérées, n’est-ce-pas? Et ce qui est intéressant, c’est de combiner tout ce que l’histoire de l’art m’a enseigné pour me permettre de peindre des espaces méconnaissables dans une peinture figurative. C’est ça qui me passionne et j’aime jouer avec ces limites. C’est peut-être pour cela que je laisse de plus en plus souvent « apparaître » les repentirs par exemple. Les premières couches que je regrette, je les laisse visibles, comme des fantômes. Ce sont les traces du processus pictural, des chemins de pensée, des choses disparues ou des cicatrices passées qui continuent à exister subtilement.

G.M. Depuis deux, trois ans tu réalises en effet beaucoup de portraits au travers desquels ces couches fantômes ressortent spontanément comme pour ne rien cacher de ta peinture, de ce qu’elle a été: des erreurs que tu fais tiennes et qui ne sont plus recouvertes d’autres couches qui viendraient les abolir. l’ai l’impression que c’est peut-être un souhait de tout montrer, même les fragilités, dans une forme de sincérité. Ce sont aussi là des conditions d’hospitalité, accepter ses propres failles dans les premiers gestes de la toile.

N.H. Oui, c’est ça. Montrer le processus c’est une manière encore différente d’accueillir le regard mais aussi les futures figures. l’adore regarder les repentirs chez Diego Velázquez par exemple. Il y en a même de très beaux dans les dessins de Hans Holbein, c’est fascinant. J’ai aussi beaucoup regardé Jean-Auguste-Dominique Ingres. Récemment, je suis allée au cabinet des dessins du Louvre voir ses esquisses. Ce n’est pas un peintre pour qui jai habituellement un grand intérêt – ce n’est pas du tout dans cette direction que je veux amener ma peinture – mais quand tu vois ses dessins avec ces traces fantômes, ces ratures, il y a une douceur ultime dans les traits. C’est très puissant, d’autant plus chez un peintre comme Ingres – l’idée que lui aussi a été capable de laisser ces « imperfections» dans sa touche, ça le rend presque plus humain. J’ai eu envie de voir ça de près et je me suis plongée dans ses repentirs, dans ses failles à lui.

G.M. Dans cette tradition de peinture figurative et dans l’observation des failles des grands maîtres dont tu parles, as-tu l’impression d’avoir trouvé ton propre style ou cette notion t’indiffère-t-elle?

N.H. Je pense tout d’abord que « le style » est une notion qui concerne le spectateur, pas l’artiste. Je ne pense d’ailleurs pas à mon style ou à sa cohérence quand je peins, et j’espère ne pas avoir à y penser. J’espère même ne jamais avoir de style – c’est une notion très fermée. Selon moi, le travail de l’artiste est indissociable de sa liberté, de ses expérimentations et de sa sensibilité à son environnement. Je veux continuer à chercher de nouvelles formes pour raconter de nouvelles histoires et faire miroir aux changements de la société. En tant que peintre, plus je reste attentive à apprendre de nouvelles choses, plus ma peinture va évoluer. J’espère toujours me remettre en question pour évoluer. Ça ne m’intéresse pas qu’on reconnaisse que je suis à l’origine de l’œuvre – je ne suis pas une marque. Je suis d’ailleurs complètement contre l’un des enseignements de l’art moderne qui consiste à penser que chaque artiste doit être bien identifiable. Je trouve ça assez commercial et, en réalité, très capitaliste. Et puis, je n’ai pas envie de m’engager dans une direction préétablie, de faire des « produits finis » comme une entreprise. Je veux que ma peinture soit libre à l’infini. Si un jour je veux peindre complètement autrement, j’espère toujours me sentir libre de pouvoir le faire. Si je veux me mettre à faire des installations ou du papier mâché, j’espère qu’on continuera à me soutenir. Tant que le travail est bon. Je ne veux pas qu’on me soutienne pour des raisons autres que la qualité de ce que je produis, comme c’est souvent le cas aujourd’hui dans le marché de l’art.

G.M. Pourtant, dernièrement, je suis tombée sur une peinture et j’ai tout de suite su que tu en étais l’auteure.

N.H. Nous sommes prisonniers de notre propre subjectivité. Parfois, c’est hilarant de voir à quel point une peinture peut ressembler à l’artiste. Ça en devient presque ridicule même si c’est involontaire et inconscient. Ceci dit, j’apprécie le travail d’André Derain ou celui de Tal R qui osent montrer leurs expérimentations les plus radicales. Ils se fichent des concepts de signature ou d’esthétique singulière. Quant à moi, ma technique me permet, d’une certaine manière, de peindre très rapidement, ce qui m’autorise une grande liberté pour expérimenter. Mais je montre en réalité peu de mes peintures – la plupart sont faites dans le cadre de mes explorations picturales, pour m’astreindre à sortir de ma zone de confort.

G.M. Peut-on dire que c’est dans cette recherche que s’inscrit ta frénésie à réaliser des portraits? Cherches-tu à capturer dans ta peinture des mémoires archaïques encore et encore ?

N.H. C’est vrai que c’est un peu dur en ce moment d’habiter dans mon atelier car avec tous ces visages et ces corps, je suis très entourée dès le matin! Disons que ma préoccupation première, avec ces séries de portraits, est celle de la rencontre. Parfois, je vois une personne et je ne tombe pas tout à fait amoureuse, mais presque. Cela peut aussi m’arriver avec des personnes que je connais déjà: d’un coup, je ressens ou je comprends quelque chose, comme une impression, qui semble émerger d’eux. C’est à ce moment-là que je les invite à l’atelier afin d’essayer de capturer, par la peinture, ce sentiment inexplicable – ce que je pense pouvoir identifier chez eux. C’est une obsession mais une source de célébration aussi. Cette semaine, par exemple, j’ai rendez-vous avec quatre personnes que jai invitées impulsivement, presque par gourmandise, et je n’ai même pas assez de toiles vierges! Tu vois ce que je veux dire?

G.M. Oui, je crois. Si on creuse cette idée, nous pouvons évoquer tes titres qui oscillent entre description brute, volonté quasi documentaire et prose dramatique.

N.H. Tout à fait. Certains de mes titres sont parfois très littéraux, mais il n’y a pas de règles. Par exemple, Shemesh, 2019, qui veut dire « soleil » en hébreu, c’est le tableau d’un câlin. Ou encore, Michel, Emmanuel, Berhe and Zina, Levanda 1, 2020 , ce sont les prénoms et l’adresse des personnes qui figurent sur la toile. Là, c’était important que le titre soit si descriptif car chacune des personnes représentées a participé à l’élaboration de la scène: cette peinture incarne ce qu’elles souhaitent dire à la société israélienne, presque à la manière d’un manifeste. Mais je suis consciente que les titres peuvent parfois, d’une certaine manière, prendre le pas sur la peinture elle-même.

G.M. Pourquoi?

N.H. Parce que je ne veux pas rendre le tableau conceptuel ou le renfermer sur lui-même. Plus le tableau est ouvert, plus j’ai une chance de communiquer avec le regardeur.

G.M. Cette ouverture, comment la traduis-tu dans tes titres?

N.H. Par la poésie, Je n’y arrive pas toujours d’ailleurs. La poésie hébraïque – des auteurs comme Yehuda Amichai, Rachel Baustenou encore, plus contemporain, Shlomi Hatuka austein source d’inspiration parce que peu de me je la connaissent et que j’aime contribuer à la diffuser comme je peux. C’est une poésie qui me touche aussi tout particulièrement parce que l’hébreu est une langue «primitive» avec peu de mots – les règles du jeu sont plus restreintes qu’en français par exemple. J’aime ça car les choses deviennent tout de suite plus directes et intimes. 

G.M. Si tu veux bien, arrêtons-nous sur His Room, 2019?  C’est un grand format, avec une chambre vide sans personnages, comme dans beaucoup de tes paysages, des vestiges d’objets sur le sol et un ventilateur branché. Seul le titre nous indique qu’il ne s’agit pas de ta chambre et le possessif nous fait accéder à une intimité plus profonde que la scène représentée elle-même. L’Autre apparaît dans un espace désolé mais de manière évidente sans pourtant être là figurativement.

N.H. Je pense que ça a directement à voir avec le fait que mes peintures ont un rapport particulier à la solitude. La présence de l’Autre dans les peintures des scènes d’intérieurs est imaginaire et imaginée parce que je suis souvent très seule dans l’acte de peindre. Seule avec mes souvenirs. J’évoque énormément le sentiment de solitude à travers le « manque ». Quand je suis d’abord arrivée à Paris, j’ai dû déménager une dizaine de fois. Je n’avais pas de maison fixe donc je peignais des intérieurs qui étaient tous assez précaires – parfois il s’agissait simplement d’un canapé chez quelqu’un d’autre. Même si j’ai aimé la plupart de ces endroits, c’est la nostalgie d’une maison que je n’avais pas qui imprègne ces scènes. Suggérer une autre personne dans ces intérieurs, c’est chercher du réconfort, une certaine chaleur, le souvenir de ne pas avoir été seule. Ce His fait allusion à une forme d’hospitalité, à une potentielle étreinte même: si j’ai peint sa chambre, c’est que j’y étais avec lui et on peut tenter de s’imaginer à quoi « il » pourrait ressembler. L’Autre apparaît, mais dans la possibilité. l’aime aussi savoir et représenter comment les gens habitent: les chez soi des autres m’intéressent. D’ailleurs, depuis que je suis arrivée dans cet atelier-logement, j’ai arrêté de peindre des intérieurs… parce que, tout d’un coup, ce désir d’un foyer a été assouvi. Je suis devenue sédentaire, pour le moment en tous cas.

G.M. Étonnamment, alors même que ta vie était nomade tu t’es déplacée beaucoup dans Paris mais aussi dans le cadre de résidences à l’international -, le mouvement est à peine perceptible dans tes œuvres: les corps ne s’élancent pas, la mer est presque plate, un chien censé aboyer a la gueule fermée et les chats qui viennent chercher leur nourriture sont comme des statues de bronze, posées sur le sol. Ce que j’ai aimé dans le texte d’Anne Dufourmantelle et qui m’a inspirée pour notre entretien, c’est qu’elle définit l’hospitalité avant tout comme un acte. Je crois, en fait, que ta peinture est davantage « actée » que figée. Elle acte quelque chose, un moment d’accueil qui a eu lieu et qui n’a plus besoin du mouvement pour apparaître.

N.H. Oui, c’est vrai. Je vais en revanche te décevoir un peu car la raison est en fait technique: j’essaie d’éviter l’effet photographique. Je m’intéresse au contraire de plus en plus à la peinture avant l’arrivée de la camera obscura, donc bien avant Vermeer, celle du Moyen Age par exemple. Pourtant, il y a des peintres – comme Frans Hals, par exemple, ou François Boisrond dont les personnages sourient au peintre comme devant un appareil photo – que j’admire et qui s’inspirent de la photographie. Je pense simplement que c’est un médium qui fige un mouvement, un moment: la photographie fige le temps. La peinture, elle – et elle est la seule à pouvoir le faire -, est un espace qui est en dehors du temps, qui peut l’ignorer. Je ne veux pas peindre à la manière de la photographie car je veux parvenir à contenir du temps, peu importe lequel, pas le figer; comme chez Giotto. Je regarde d’ailleurs beaucoup ses œuvres pour cette raison. De plus en plus, j’accueille des personnes à l’atelier pour les peindre et c’est aujourd’hui cela qui m’intéresse le plus. J’ai l’impression que c’est ici qu’émerge le lien entre hospitalité et peinture: inviter une personne dans mon espace non pas pour «l’enregistrer » dans la toile mais plutôt pour partager une expérience temporelle et émotionnelle. le pense que ce qui m’aide à ne pas avoir une esthétique «photographique », en particulier quand je m’inspire de photos que j’ai prises pour peindre – quand je ne peux pas avoir le modele devant moi par exemple -, c’est le rapport à l’histoire de l’art. On reconnaît bien dans mes tableaux les références, les hommages même, aux bains de Pierre Bonnard, aux étreintes d’Edvard Munch ou aux portraits du Fayoum. Ce dialogue permanent avec la peinture est un jeu infini, bien plus intéressant pour moi que de peindre simplement d’après mes photos, que j’utilise d’ailleurs surtout comme des repères anatomiques ou techniques dans un contexte bien plus riche qu’elles.

G.M. Finalement, c’est en revenant à une sorte d’ascétisme dans ta pratique – centrée sur l’atelier, le modèle vivant et le chevalet – que tu es sortie de ta solitude et que tu t’es confrontée à l’autre. N’y aurait-il pas aussi un rapport au désir? Ne pourrait-on pas aussi dire que cette frénésie à peindre des visages et des corps, et non plus des territoires désolés, est une manière d’assumer un regard « prédateur »?

N.H. Tout à fait. Tu sais, jai quitté une personne – elle était très peu présente, notre relation se faisait à distance – que j’ai beaucoup peinte parce qu’elle me manquait. C’est même cette personne que j’ai peinte le plus et une fois que nous nous sommes séparés, j’ai cru perdre ma muse. Je me suis alors dit que je ne voulais plus jamais que ma muse soit un de mes amants, qu’il fallait que j’ouvre le « champ des muses». Mon « désir», si on peut dire, est désormais vaste, je peux peindre tout le monde. Parfois, je peins aussi des « lieux désirés », des endroits ou des choses qui me manquent, que j’ai perdus ou que je souhaite retrouver, physiquement ou émotionnellement – qu’il s’agisse d’un paysage, de différents intérieurs que jai traversés ou même d’un ami. J’ai maintenant plus de place dans ma peinture pour accueillir les autres. On ne peut pas bien accueillir en peinture si le désir est contrarié, ça se ressent dans la manière de peindre. Aujourd’hui, je suis enfin capable de sortir de moi-même pour quelques heures et d’offrir à l’autre une forme d’accueil dans ma peinture. Le portrait d’après nature demande une telle concentration et dans un intervalle de temps assez court parce qu’il s’agit de capturer différents traits avec justesse en quelques heures. Ensuite, le but est de poursuivre le travail par l’imagination. Une première rencontre avec le modèle peut être éprouvante. L’investissement est total. Je me rends entièrement disponible en regardant l’autre à tel point qu’une fois, j’ai eu l’impression d’avoir de la fièvre après une séance très intense. Ce type de peinture exige toute la « présence » de l’artiste. En ce moment, je regarde justement beaucoup les portraits d’Alice Neel, Lucian Freud ou Balthus pour ça.

G.M. Le couple est la peinture de groupe qui apparaît le plus dans ton travail…

N.H. le peins beaucoup de couples pour tenter de saisir ce qui rend unique leurs liens et qui les aide à vivre ensemble, ou simplement à entretenir leur désir. En fait, je tente d’exprimer mes sentiments sur leur relation. Je suis personnellement monogame mais ma liberté se manifeste à travers le fait que je peins les autres et qu’en les peignant, j’ai l’impression d’avoir réellement accès à eux. Je pense que peindre des portraits répond en quelque sorte à mon besoin d’exploration parce qu’il y a une intimité dans cette rencontre qui se fait rapidement, une forme de connexion profonde que je crée avec la personne à travers la traduction de son être sur la toile. J’ai l’impression de découvrir beaucoup d’informations sur la personne que je peins.

G.M. Le confinement a été une période particulière, où plus personne n’accueillait personne. Des frontières se sont fermées et le manque d’un espace autre s’est fait ressentir de manière très forte. Qu’en penses-tu?

N.H. Tu sais en 2011, j’ai quitté Israël et quand je suis revenue, je me sentais aliénée dans mon propre pays: les regards que l’on posait sur moi étaient les mêmes que sur une étrangère mais mon propre regard avait aussi changé. J’ai essayé de peindre le sentiment que ça m’a procuré, En hébreu, il y a un mot que j’adore et qui décrit bien ce ressenti, c’est hazara: zar veut dire « étranger» mais hazara veut dire « voir des choses familières avec les yeux d’un étranger» donc « comme pour la première fois ». Je veux aussi faire entrer dans mes peintures les impressions que j’ai de mon pays, où il y a une confrontation parfois violente entre l’hospitalité et la guerre permanente. Quand je peins le désert, par exemple, il y a souvent des indices d’une forme d’occupation – une zone militaire ou de simples traces d’habitants, des Bédouins par exemple. Ce sont des éléments formellement mais aussi conceptuellement réalistes qui baignent dans les formes abstraites du paysage. Je n’ai jamais peint de paysages complètement tranquilles. Ça se manifeste aussi dans ma patine: la texture n’est jamais brillante, elle est rocheuse et pauvre, « désertique » si on peut dire – elle ressemble à celle d’une fresque.

G.M. Je commençais notre entretien en parlant de tes peintures comme des espaces d’hospitalité mais elles sont aussi des espaces où la peintre que tu es dévoile sa propre « étrangeté» vis-à-vis du monde mais aussi de son art.

N.H. Après dix ans de vie et de travail en France, je ne me sens plus ni vraiment Israélienne ni vraiment Française. À vrai dire, cette position me plaît la plupart du temps car j’essaie d’échapper à toute forme de définition ou de « cohérence » identitaire. Je suis à la fois d’ici et d’ailleurs, et j’aime vivre avec ces contradictions, c’est très enrichissant. C’est grâce à ça et comme ça que je peux me permettre d’observer l’autre – je suis extérieure si on peut dire.

G.M. Tu ne souhaites plus faire vivre ces contradictions dans une forme de peinture documentaire? Quel rapport entretiens-tu finalement avec le figuratif?

N.H. Même si je me base sur la réalité et que je capte des moments dans un processus presque documentaire, mes peintures sont le résultat d’un schéma complexe, instinctif et non linéaire. D’après mon expérience, on trouve parfois la beauté ou on donne de la valeur à ce qui nous est personnellement familier. Au-delà du plaisir de se sentir dépassé par la qualité ou la beauté d’un phénom euon peut même se sentir allégé du beauté d’un phénomène, je crois qu’on peut aussi s’oublier poids de ce que l’on porte quotidiennement. Je cherche à ce que le spectateur oublie, même pour un instant, ses rumina-tions, son anxiété, sa solitude et qu’elles se fondent dans mes toiles. Si je réussis, avec un tableau, à ce que les gens s’oublient “eux-mêmes”, même l’espace d’un instant, alors c’est que j’ai réussi quelque chose dans ma peinture.